Jazz Bugnes 2017



La Nouvelle Orléans 1920

Lovée entre les méandres du Mississippi et le lac Pontchartrain dans le sud de la Louisiane, la Nouvelle Orléans est un endroit unique au monde. Réputée pour sa gastronomie, sa musique, ses festivals, son architecture et son histoire, elle est tout à la fois magique, bruyante, débonnaire, flamboyante et secrète. Elle attire par son multiculturalisme les Américains de toute l’union, et les citoyens du monde entier ne s’y sentent jamais perdus : Français, Africains, Créoles, Antillais, Espagnols ou latinos y retrouvent leurs racines et leur histoire. La cité, carrefour de cultures fort différentes pendant trois siècles, fut propice à l’éclosion d’un nouveau genre musical qui envahira le monde : le jazz.

Tout commence par la traite et l’esclavage des noirs de la côte africaine, mal nommée Gold Coast, dès le 17ème siècle. Ils firent la fortune des planteurs de coton et de canne à sucre, mais furent dépossédés de toute identité, tribus et familles dispersées, rites ancestraux et musiques africaines interdits. La Nouvelle Orléans 1920 Arraché à ses coutumes, ce peuple martyr inventa de nouveaux chants au rythme des travaux harassants dans les champs de coton et de canne à sucre. Faute de droits civiques, les noirs prirent leur destin en main au sein des nouvelles églises, et ainsi naquit le negro spiritual, qui évoluera bientôt en gospel. Parallèlement à cette tradition collective, les chants de travail, les work songs, pratiqués plus individuellement, racontent la résignation dans le désespoir de tous les cheminots et exclus de ces régions du Sud. Rythme obsédant du banjar bricolé maison, ancêtre du banjo, chant âpre et tendu, poésie riche en sous-entendus multiples, tout raconte la misère sociale et sexuelle, l’alcoolisme, la prison, l’errance … Utilisant la rustique gamme pentatonique majeure européenne qu’ils adaptent, innovation tout à fait révolutionnaire, en utilisant ce qu’on a appelé les « blue » notes, les tierce et septième mineures, Le blues est né, qui prospérera beaucoup plus tard en évoluant en rythm&blues, rock&roll ou rap actuel.

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Après la guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage, la société sudiste instaura la plus stricte ségrégation, et les violences extrêmes envers les noirs se multiplièrent. Les anciens esclaves durent faire le douloureux apprentissage de la liberté, dans un monde qui leur refusait les droits civiques les plus élémentaires. La couleur bleue du blues devient l’expression criante de la douleur du noir.

Dans le même temps, les propriétaires blancs et la bourgeoisie en place, fascinés par la musique des noirs, s’offraient les services de musiciens exotiques pour jouer leurs polkas et leurs quadrilles. Ces derniers, endimanchés pour l’occasion, forçaient souvent le ridicule de leurs attitudes et de leurs accoutrements, se livrant eux-mêmes à une sorte de parodie de la société blanche. Ainsi, le cake-walk fut d’abord une façon de singer les danses maniérées des blancs, avant de devenir la source du ragtime.

Scot Joplin

En effet, les noirs accédant de plus en plus souvent aux pianos dans les salons bourgeois, ils imposèrent leurs rythmes syncopés, et leurs décalages dans le temps, avec la main gauche qui pose les basses de « la pompe », et la main droite qui répond sur les temps faibles. Ils mettent à mal la dynamique classique, en déchirant le temps, d’où le terme de « ragged time ».

Dans le Missouri, un musicien noir écrivait des rags avec le même sérieux qu’il avait étudié les compositeurs romantiques, Liszt et Chopin en tête. Il s’appelait Scott Joplin, et écrivit en 1899 une pièce d’anthologie dont la partition se vendit à plus d’un million d’exemplaires : Maple leaf rag.







Dès sa naissance, le jazz est un beau bébé puisque nourri au gumbo, mélange épicé typiquement Louisianais. La recette est simple :

Prenez une ville creuset où se retrouvent des noirs, des blancs, des métis, des indiens, des marins, des prostituées, des familles créoles aisées ou non … bref ! toute une population bigarrée à l’énergie débordante.

Gumbo Louisianais

Apportez la musique de la campagne, celle des musiciens itinérants qui chantent avec une grande économie de moyens, le désespoir du peuple noir déraciné : le blues.

Rajoutez des chants religieux de ces descendants d’esclaves mêlant nouvelle croyance et mélopées ancestrales venues d’Afrique : le gospel. Enfin incorporez une bonne dose de musique de salon, souvent écrite pour le piano, jouée chez les maîtres, inspirée par la manière européenne du 19eme siècle: le ragtime.

Et vous obtenez, chaud et épicé, ou frais mais jamais fade : le jazz.

Mais pourquoi cette éclosion apparaît-elle à la Nouvelle Orléans spécifiquement, et pas dans le Mississippi, en Caroline ou dans l’Arkansas? Plusieurs raisons y concourent :

D’abord, cette ville est historiquement la seule de tradition catholique de tous les Etats-Unis : Elle a son carnaval, très festif, les chants religieux et les danses y sont très pratiqués et appréciés. Les sociétés d’entraide permettent d’organiser de magnifiques enterrements en musique, avec parade et musiciens amateurs dans la « second line ».

De plus, la présence créole, et les nombreux métis nés des relations extraconjugales maître-esclave, y rendent la ségrégation moins sévère qu’ailleurs. Fait unique dans l’Union, les noirs ont même le droit de se rassembler à Congo Square, pour célébrer leurs rites au son du tambour, et y danser jusqu’à la transe. Enfin, la Nouvelle Orléans est un port marchand et militaire très important, le premier des Etats Unis. La fête, le jeu, l’alcool y sont omniprésents, et les maisons closes y sont très ouvertes, fournissant pour leur animation de nombreux emplois de musiciens.

Un des plus célèbres de ces lupanars, le Mahogony, est à l’honneur dans Mahagony Hall Stomp, de Spencer Williams. « La Petite », premier film « période américaine » de Louis Malle sur le quartier chaud de la Nouvelle Orléans au début du siècle, vous replongera dans cette ambiance extraordianire. La nuit, la Nouvelle Orléans se métamorphose, et ses populations de marins, de marchands et d’ouvriers cherchent des lieux de plaisir facile. Dans cette ville, la vieille souche catholique a toujours cultivé une tradition de libéralisme, en contraste total avec le reste de l’Amérique puritaine. Les autorités ont toutefois cherché à contenir les débits de boisson et les maisons de prostitution dans le quartier réservé de Storyville, qui n’est pas le quartier historique, mais qui doit son surnom au nom du maire de la ville en 1897, Alderman Sidney Story.

Formation Jazz 1920

La structure des formations intervenant dans ces lieux de perdition allait du pianiste de ragtime jouant seul jusqu’aux formations complètes : Après la guerre de sécession, les noirs purent accéder à bas coût à quantité d’instruments de musique d’harmonie, du cornet à piston aux clarinettes et saxophones. Ainsi trouvait-on couramment des ensembles intégrant un ou deux cornets, un violon parfois, un trombone et une clarinette. La contrebasse à cordes, souvent remplacée par le tuba, soulignait les temps forts, tandis que le banjo à quatre cordes ou le piano se faisait entendre en réponse sur les temps faibles. Un seul instrumentiste prit l’habitude de rassembler tous les instruments de percussion auparavant dispersés entre plusieurs musiciens dans les ensembles harmoniques (grosse caisse, caisse claire, toms et claves), et donna ainsi naissance à la batterie moderne.

Et on assista à l’émergence des premières vedettes du genre : Buddy Bolden, trompettiste à la puissance légendaire, mort de folie, Freddy Keppard qui s’exportera en Californie, ou Joe Oliver, qui conserva dans l’histoire son titre de King.

Mais, du fait de la ségrégation, il existait en fait deux Storyville bien distincts : A coté du district blanc, où on trouvait plutôt de beaux lupanars animés par des pianistes de ragtime, existait le Storyville noir, un quartier sale, misérable, tout en tripots, beuglants, et salles de danse rudimentaires, comme le célèbre Funky Butt Hall où joua le légendaire Buddy Bolden. La bagarre y était de pure routine, on y jouait souvent du couteau et du revolver, et le meurtre n’y avait rien d’extraordinaire. On y trouvait un concentré d’ivrognerie, d’addiction au jeu et à la drogue, de maladie et de folie, suffisant pour venir à bout de plusieurs ghettos. C’est le quartier qui a probablement été le berceau par excellence du jazz, et où naquit et grandit notre grand Louis Armstrong. Au « Pete Lala’s Hall », Joe Oliver, sacré roi par son public, donne sa forme la plus accomplie à ce qu’on appelle le « new orleans », qui s’épanouira ensuite à Chicago. Ce n’est pas tant le répertoire de standards, mais l’interprétation qui caractérise ce style né d’un accent et d’un rythme inséparables, aussi évidents et aussi peu définissables qu’une démarche et une façon de parler. Style dans lequel prédomine le jeu d’ensemble, chacun tenant sa place exacte, sans chercher à briller aux dépens des autres, et son humilité concourant à la gloire de tous. Style qui prévaudra pendant trente ans, et poursuivit son chemin chaotique jusqu’à aujourd’hui. Style qui découle moins d’une conception raisonnée de l’art musical, que d’un état d’esprit, d’une manière d’être, fondée sur l’improvisation collective et polyphonique.

Storyville 1920

Las, en 1917, l’Union entre en guerre aux cotés des européens. A la Nouvelle Orléans, premier port de garnison, la débauche et les bagarres laissent malheureusement sur le terrain nombre de vaillants matelots. Malgré les efforts du maire pour soutenir l’activité économique liée au District, le secrétaire à la Marine du gouvernement fédéral ordonne la fermeture de tous les établissements du quartier réservé. La fermeture de Storyville va pousser des dizaines de musiciens, privés de travail et de public, à abandonner leur ville natale. Certes, quelques tripots, appelés honky-tonk, restent ouverts, et il faut toujours des orchestres pour les funérailles, mais la clôture des maisons les plus luxueuses, à la clientèle généreuse, accentue le marasme économique et précipite l’exode vers le nord.

King Oliver et beaucoup d’autres partent travailler à Chicago. Louis Armstrong, lui, choisit une voie intermédiaire : celle du grand fleuve Mississippi. Sur ce « old man river » circulent depuis longtemps d’imposants bateaux à aubes, proposant aux voyageurs et à chaque escale, de la musique, du jeu et des filles faciles. Fat Marable, géant noir à la flamboyante chevelure rousse, permet à Louis d’exporter le dixieland tout au long de cette grande route, de Memphis à Saint Louis, et de Cincinatti à Kansas City.

Jelly Roll Morton

A partir de 1920, Chicago devient la nouvelle Mecque du jazz. En précurseur, Jelly Roll Morton, de son vrai nom Louis Ferdinand La Mothe, et son ensemble les « Red Hot Peppers », structure l’ensemble des folklores du jazz existant et invente une nouvelle profession : arrangeur. Des consignes précises, et une discipline très stricte, n’empêchent pas de nombreuses innovations rythmiques et mélodiques. Jelly Roll Morton, hautement conscient de son immense talent, s’autoproclame même « inventeur du jazz » sur sa carte de visite.

Les géants de la Nouvelle Orléans, de King Oliver à Kid Ory, et de Jimmy Noone aux frères Dodds, vont trouver à Chicago de nombreux cabarets et studios d’enregistrements qui vont leur permettre d’atteindre des sommets. Le Creole Jazz Band de King Oliver, et surtout les formations Hot Five et Hot Seven de Louis Armstrong, y composeront et enregistreront d’immortels chef d’œuvre qui sont aujourd’hui des références incontournables du jazz traditionnel.

Ils seront bien sûr imités par les musiciens blancs locaux, comme Bix Beiderbecke ou Gene Kupra, qui dans leur admiration auront la sagesse de ne pas chercher à les copier : ils créeront le style Chicago, en adaptant cette nouvelle musique à leur propre personnalité, et à leur sensibilité. Avec la période swing et la naissance des grandes formations qui prendront le relais dans les années trente, le jazz a acquis toutes ses lettres de noblesse.

Le premier enregistrement de jazz a tout juste cent ans cette année. Le trompettiste Freddy Keppard refuse de se laisser enregistrer par crainte d’être alors trop facilement copié (il allait jusqu’à jouer avec une serviette sur la main pour cacher ses doigtés). L’Original Dixieland Jazz Band, ensemble blanc de Nick la Rocca, grave en 1917 « Livery Stable Blues », piètre caricature du jazz noir de l’époque, mais qui rencontre un succès considérable.

Tous ces musiciens en exil auront toujours la nostalgie de leur cité d’origine, et beaucoup y retourneront dès que possible. « Do you know what it means to miss New Orleans » est une superbe ballade qui exprime parfaitement cette nostalgie et ce mal du pays. A l’instar de « Just a closer walk with Thee », ce morceau est aussi beaucoup joué lors des enterrements traditionnels de musiciens.

Katrina 2004

En Août 2005, l’ouragan Katrina prend toute sa puissance dans le golfe du Mexique et frappe violemment la capitale de la Louisiane. Elle est habituée à ces sautes d’humeur, mais cette fois les digues sautent, et 80% de la ville est sous l’eau. 1800 morts et 60% de la population en exode. S’en suivent des expropriations scandaleuses, des milliers d’habitants bannis sans espoir de retour … La Nouvelle Orléans, qui était une cité à majorité noire, est devenue une ville blanche. Les Grolles apporteront à leurs amis musiciens le produit de concerts de soutien, maigre consolation.

Le Vieux Carré est épargné, mais plus au nord, le quartier de Trémé, creuset des nouvelles générations de musiciens, est détruit, causant un désastre culturel sans pareil. Trémé est l’un des plus vieux quartier de la Nouvelle Orléans. A l’époque de l’esclavage, il est le quartier des personnes de couleur libres, et c’est encore le lieu symbolique des cultures afro-américaine et créole de Louisiane, incluant l’ancien Congo Square et le nouveau parc Armstrong.



Treme

Si vous êtes mordu de jazz, suivez la série « Trémé » de David Simon, en DVD, en streaming ou en rediffusion sur France O. Dans une démarche ultra-réaliste, avec pour acteurs des habitants du quartier, et des musiciens et cuisiniers locaux, cette série expose la situation 3 mois après Katrina. Les chaos régnant dans les systèmes éducatif, judiciaire et pénitentiaire y sont abondamment décrits, ainsi que les violences policières, l’opportunisme des affairistes, le retour de la délinquance …, le tout accompagné de superbes fanfares, brass band et orchestres de jazz.

Mais on ne terrasse pas si facilement Crescent City comme disent les américains, et sa musique universelle inspire jusqu’aux dessins animés de Walt Disney. Le jazz à la Nouvelle Orléans est reparti de plus belle, sous toutes ses formes, du dixieland au be-bop, du funk au rap et à la pop music. Les grandes familles historiques du jazz, Barbarin, Neville ou Marsalis, sont toujours là, et les tauliers historiques sont des vedettes adulées : Qui ne connait pas Fats Domino, Professor Longhair, Dr John, Harry Connick Junior, Allen Toussain, Trombone Shorty ou Wynton Marsalis, par ailleurs parrain permanent du festival de jazz de Marciac dans le Gers ? Plusieurs d’entre eux apparaissent dans la série « Trémé », en solidarité totale avec cette population.

La fête est toujours au cœur de la ville. Le festival Jazz Heritage, qui se déroule en mai sur l’hippodrome, rassemble tous les genres musicaux sur 15 grandes scènes simultanées. Toutes les vedettes du gospel, du jazz traditionnel, du zydeco ou de la world music jouent ensemble durant plusieurs jours, de Joe Cocker à Bon Jovi.

Le festival du French Quarter, qui accueille même Les Grolles à l’occasion, est une gigantesque fête de quartier dédiée au jazz traditionnel. Les rives du Mississippi et toutes les rues du Vieux Carré accueillent de nombreuses formations, avec bien sûr moult stands gastronomiques louisianais et créoles.

Les fêtes de Mardi Gras sont réputées dans le monde entier, occasion rêvée de défiles et de bals, et de rappeler les liens entre afro-américains et amérindiens. Il existe encore beaucoup de bars et de cabarets de qualité qui font travailler les musiciens locaux, et même parfois de petits Français … Le French Preservation Hall, la Maison Bourbon ou Fritzel’s permettent aux touristes et aux habitants de Big Easy de retrouver leurs racines dans une ambiance chaleureuse.

Le jazz, né au sein de cette ville à la fois tragique et merveilleuse s’est joué des conventions et des traditions musicales pour s’imposer comme un formidable vecteur d’expression dans un monde sans frontières.

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